C’est un ruban de béton flambant neuf qui s’allonge à travers la steppe entre Chimkent et Turkistan. Dans la poussière venteuse, une armada de
rouleaux compresseurs s’active sur ce tronçon de 110 kilomètres, dans le sud du Kazakhstan. Au coeur de l’été, quand les températures approchent les 40 degrés, les équipes commencent à 6 heures du matin, s’arrêtent à 11 heures et reprennent de 16 à 23 heures.
Depuis le mois de mars, six entreprises se partagent le travail de reconstruction de la route: Sinohydro (Chine), Kurdong (Corée du Sud) et deux «joint-ventures », Azerkorpu-Tepe (Azerbaïdjan-Turquie) et AKM-Planum (Kazakhstan-Serbie). À l’exception du dernier lot, prévu pour janvier 2014, l’ensemble devrait
être achevé d’ici à la fin de l’été 2013. Le chantier fait partie d’un gigantesque projet, le «Western Europe-Western China Road Corridor » (« Corridor de transit international Europe occidentale-Chine Occidentale»), lancé en 2009 par le programme de coopération économique de l’Asie centrale (Carec), un partenariat de dix pays et de six institutions multilatérales. Financé en grande partie par des prêts de la Banque mondiale, réalisé par 22 entreprises et plus de 60 sous-traitants, il prévoit la modernisation de plus de 2 400 km de route pour le seul Kazakhstan. Plus de 1 000 kilomètres ont déjà été transformés en
autoroute à quatre voies. Sauf imprévu, d’ici à 2015, la future autoroute reliera Khorgos, à la frontière chinoise, à la Russie via Almaty, Taraz, Chimkent, Kyzylorda et Aktobe, soit 2 787 kilomètres. Coût total du projet: 7 milliards de dollars (5,4 milliards d’euros). Pour les familiers de la mythique M32 qui reliait
Chimkent à Aktobe, c’est une révolution. Le long du fleuve Syr-Daria, la route nationale empruntait l’un des itinéraires de l’antique route de la soie, entre dunes, poches vertes irriguées et immensités désertiques. Bitume rare, souvent inexistant, la M32 ressemblait plus à une piste parsemée de nids de poule aux allures de trous d’obus. Pour les éviter, les véhicules devaient emprunter une piste sablonneuse sur le bas-côté. Résultat: une vitesse moyenne oscillant entre 20 et 60 km/heure.
Aujourd’hui, sur les quelque 3 000 km qui séparent Almaty de la frontière russe, routards et routiers affrontent une alternance de voie neuve, lisse comme
un billard, de chaussée en construction et de route défoncée, ancienne version. «Le principal défi pour les entreprises impliquées, c’est d’assurer en même temps le maintien du trafic sur des voies parallèles», affirme Branislav Krsmanovic, un ancien ingénieur de l’armée de l’air yougoslave, en charge de la supervision du chantier pour le compte d’un consultant spécialisé br itannique. Quelque 20 000 véhicules parcourent déjà, chaque jour, les tronçons achevés, soulevant des nuages de poussière lorsqu’ils empruntent les voies provisoires en gravier qui serpentent autour des chantiers.
À Temirlan, un village du district d’Ordabasy, jadis traversé, dit-on, par le célèbre tyran de Samarcande, la population consultée en janvier 2009 a rejeté le tracé de la bretelle de contournement présenté par les autorités locales. Celui qui a été finalement retenu fait près de 15 kilomètres au lieu des trois initialement prévus, implique la construction de cinq ponts et le déménagement de 22 familles dans de nouvelles maisons spécialement construites. Un plan de réinstallation élaboré par le ministère du transport kazakh, en concertation avec la Banque mondiale, inclut une série de compensations financières pour minimiser l’impact des expropriations sur les terres agricoles, l’habitat et les revenus des 60 familles affectées. «C’est le plus grand chantier autoroutier du monde», déclare fièrement Evgueni von Kramer, un ingénieur russe de 77 ans, affairé à surveiller la construction d’un pont de 198 mètres sur la rivière Arys, affluent du Syr-Daria. «Une fois terminé, cet axe changera la vie de 7,9 millions d’habitants, presque la moitié de la population du pays. L’augmentation du trafic routier créera de nombreux emplois.»
À terme, le temps de transport de marchandises entre la Chine et l’Europe devrait passer de quarante jours par la mer à dix jours par la terre. Selon la Banque asiatique de développement, partenaire du programme, le projet augmentera la vitesse de 40%, réduira de moitié les frais de transport et dopera le produit national brut du Kazakhstan. Sans surprise, l’Union internationale des transports routiers (IRU), l’organisation mondiale du transport routier basée à Genève, vante les mérités de l’initiative qui bénéficiera à toutes les entreprises implantées sur l’itinéraire en leur offrant «un service routier porte à porte». D’autres soulignent que les rubans de béton alignés dans la steppe ne suffiront pas à créer la prospérité. Des progrès seront nécessaires dans le domaine de la logistique, de la sécurité. Même chose en ce qui concerne la professionnalisation des contrôles douaniers aux frontières et l’harmonisation des droits de douane.
Au-delà du Kazakhstan qui peut ainsi moderniser ses infrastructures de transport avec le soutien de la communauté internationale, le développement de cet axe commercial terrestre sert les intérêts stratégiques de la Chine, devenue le partenaire incontournable des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale. Dans tous les pays de la région, les Chinois tissent leur toile en soutenant la construction de pipelines, de routes et de voies ferrées pour faciliter l’importation des matières premières et de l’énergie comme l’exportation de leurs produits vers la Russie et l’Europe.
Sur le chantier, à l’exception de deux sociétés italiennes, les entreprises européennes brillent par leur absence. À part les bitumeuses allemandes Wirtgen et leur impressionnant ruban de ciment de 30 cm, posé sur un lit de gravier et de sable – seul procédé capable de résister aux températures extrêmes du climat kazakh –, l’équipement utilisé est à 80 % chinois, souligne Branislav Krsmanovic, vétéran des grands chantiers de travaux publics. Même chose pour les sous-traitants et l’approvisionnement où les Chinois se taillent la part du lion. D’ores et déjà, le trafic existant est à 50 % d’origine chinoise. À Bruxelles, certains se demandent déjà comment contrôler le déferlement annoncé de marchandises.
«Que gagnera l’Europe en crise à ces quatre voies qui permettront à une noria de camions de traverser le Kazakhstan à 150 km/h?», s’interroge un diplomate européen.
François d’Al ançon
Chimkent (Kazakhstan)
De notre envoyé spécial